Grossesse et accouchement en exil
Stéphanie BEYELERChez de nombreuses femmes, l’exil renforce le désir d’avoir un enfant : un lien entre ici/maintenant et là-bas/avant. La grossesse implique non seulement la rencontre entre deux êtres, dont l’un est mature au moment où l’autre est en développement, mais aussi entre deux tendances dans un contexte d’exil et de traumatismes : la pulsion de mort et la pulsion de vie.
Le temps de la grossesse et de la naissance est une période de vulnérabilité spécifique en rapport avec un déplacement identitaire majeur : le passage de l’état de fille à celui du devenir mère. La migration avec ses bouleversements peut aggraver cette vulnérabilité singulière. De plus, si nous savons que ces femmes vivent un quotidien très précaire avec un avenir peu lisible, nous pouvons penser qu’elles se présentent à nous encore plus fragilisées et, pour cela, sollicitent l’attention particulière des professionnels.
Nous retrouvons les mêmes problématiques chez la toute jeune femme enceinte qui cherche à réparer, à combler des manques bien souvent affectifs... L'arrivée d'un enfant va entraîner la ”re-création” de liens, d'abord avec le bébé (l'enfant est porteur de tous les espoirs), et ensuite avec l'environnement, grâce à l'accompagnement des professionnels autour de cet événement. L'enfant devient lien, entre ici et là-bas, entre le passé et le futur, entre la pulsion de mort et la pulsion de vie. Dans les familles en exil, l'arrivée d'un enfant permet d'éviter la désaffiliation sociale par l'émergence de nouveaux liens, avec le bébé bien sûr mais aussi le père, la famille, des associations, d'autres futures mamans, les professionnels de la santé, de l'éducation...
Traditionnellement, pour la mère migrante, la grossesse est un moment initiatique où elle est nécessairement portée par les femmes du groupe : préparation aux différentes étapes, interprétation des rêves...(MORO, 1994). La migration entraîne plusieurs ruptures dans ce processus de portage et de construction de sens. Tout d'abord une perte de l'accompagnement par le groupe, de l'étayage familial, social, culturel et une impossibilité à donner un sens culturellement acceptable aux dysfonctionnements tels que la tristesse de la mère, le sentiment d'incapacité, les interactions mère-bébé dysharmonieuses. De plus, les femmes sont confrontées à des pratiques médicales occidentales qui sont parfois vécues comme violentes, impudiques, traumatiques. Il est nécessaire de permettre à la femme enceinte d'avoir une représentation culturellement acceptable de ce qui lui est fait. Ainsi, elle peut se construire une stratégie individuelle de passage d'un univers à l'autre, sans renoncer à ses propres représentations.
Nous voyons parfois chez les mères d'autres attitudes qu'il faut envisager comme liées au traumatisme de certains exils et à ce qu'ils réactivent de conflits antérieurs. Tout d'abord des « démissions maternelles » : c'est comme si elles disaient « les compétences sont ailleurs chez l'étranger ». Elles mettent alors en œuvre une acculturation précipitée : tout ce qui vient de moi est mauvais et tout ce qui vient du dehors est bon. Ou, à l'opposé, des rigidifications culturelles : elles tendent à revenir à des pratiques parfois dépassées dans leur famille d'origine avec surtout une perte de la souplesse adaptative de toute culture et une rigidification des pratiques.
La grossesse et l'accouchement en situation migratoire réactivent la perte du cadre. Ces événements ne sont pas accompagnés par le groupe, d'où le renforcement de leur caractère traumatique. Ainsi l'accouchement, moment d'effraction de l'enveloppe maternelle, physique et psychique, se retrouve souvent comme un facteur faisant écho à la souffrance de l'exil.
Il faut aider les mères en difficulté à prendre conscience de leur bébé à naître, à l'investir, à l'accueillir malgré la solitude dans laquelle elles vivent, solitude sociale mais plus encore existentielle. La culture partagée permet d'anticiper ce qui va se passer, de le penser, de se protéger. Elle sert de support pour construire une place à l'enfant à venir. Cette construction du lien parents-enfants, dans l'expérience du groupe social, fait émerger des noyaux de sens qui, dans la migration, sont beaucoup plus difficiles à appréhender. Les seuls points fixes sont alors le corps et le psychisme individuel. Tout le reste devient précaire et mouvant.
De plus, comme l'a montré L. BAILLY, pédo-psychiatre, les nourrissons n'ont pas de représentations de la mort mais ils ont très tôt une représentation de la vie. L'événement traumatique et ses conséquences-par exemple la frayeur- vont venir rompre leur rythme de vie, fracasser leur confiance en l'existence et dans ceux qui la portent, ces figures d'attachement. Cela blesse les bébés, les enfants et pour longtemps. Or, à ces conséquences directes du trauma, il faut ajouter les conséquences indirectes des traumas parentaux et collectifs sur les enfants. En effet, les bébés ont besoin, pour vivre et grandir, de l'aide de leurs parents ou de substituts, de tuteurs de développement ou du groupe. Or des parents traumatisés et un groupe déstructuré par des événements collectifs oublient leurs enfants ou, du moins, sont trop accaparés par leurs propres douleurs, leurs deuils, leurs pertes ou leurs frayeurs pour se préoccuper de manière adaptée et efficace de leurs enfants, de leurs besoins, de leurs vulnérabilités.
Les mères traumatisées peuvent nourrir une véritable agressivité à l'égard de l'enfant vivant qui a besoin d'elles alors qu'elles sont figées dans une dépression traumatique ou hostile, ou dans d'autre cas dans le deuil d'un enfant mort. Nous devons être vigilant car ce rien, ce vide défensif gèle les processus de développement et hypothèque l'avenir des plus jeunes. C'est à ce niveau des conséquences indirectes du trauma chez le jeune enfant que se situe la question importante de la transmission du trauma entre la mère et l'enfant.
Pour pouvoir soigner les traumas infantiles, il faut se laisser affecter par le trauma et transformer ces effets en levier thérapeutique, en tuteurs de créativité ou de résilience pour le patient et son entourage. Ce processus passe par la personne même du thérapeute, son affectivité, son histoire et les liens qu'il entretient lui-même avec le trauma. Pour soigner les traumas des bébés, il importe de se laisser certes affecter, mais en aucun cas, de s'apitoyer.